Concepteurs : Florence Legouge, Françoise C., Gaétane Hazeran, Patrick de Backer, Philippe Deliège, Martin Bolle Situation Avec l'apparition d'Internet, publier des textes ou diffuser des films est devenu à la portée de tout le monde qui sait écrire ou réaliser un film. Si au préalable le « droit de lecture » était commun dès l'enfance, et le « droit d'écrire » exceptionnel, requérant d'être édité, à présent ce droit d'écriture est devenu commun. Le droit d'être publié n'est plus limité. Et pour certains il est devenu une part fondamentale de leur activité professionnelle, en particulier les politiciens et les chefs d'entreprise. Au lieu de communiquer avec des « bullet points », des présentations synthétiques, il leur faut se mettre à rédiger, et le manque de moyens leur fait sous-traiter l'activité à des « prête-plume ». Mais ceci se trouve noyé dans des diffusions de divertissements de tous côtés. Or si on le compare à des œuvres comme celles de Proust, il faut pouvoir apprécier la valeur de ce qu'on lit. Aujourd'hui nous sommes plus lecteurs de Wikipedia et de fake news, d'un risque de mal lire ce qui est écrit. Par exemple, se pourrait-il que des chefs d’entreprise, très prolixes sur les réseaux sociaux, fassent rédiger leurs publications par une équipe qui imite leur style, jusqu'aux tics de langage ? En irait-il de même pour les ministres ? Cela crée une ambiance de village où les spécialistes s'expriment. De là il faut savoir écrire un discours, ce qui pourrait nécessiter une formation en lettres et philosophie. Il y a donc un essor du copywriting, des concepteurs-rédacteurs, entre autres sur Twitter, pour faire connaître une activité économique ou politique. Pour autant les jeunes délaissent les canaux des aînés et se retrouvent plutôt sur Instagram. Ils seraient en opposition avec les ambitions capitalistes de Mark Zuckerberg. Car il est net que sur Twitter il y a une dimension de narcissisme pour y clamer « j'existe », comme si exister réclamait d'être tenté, essayé, ne soit pas assuré. On veut y faire exister ce qu'on a à l'intérieur de soi, partager ses sentiments, tout en gardant l'objectif de gagner de l'argent. Le propos doit donc être rendu vivant. Tout devient sacré dans le mot, l'émotion, comment on le reçoit, se l'approprie. La parole devient force de vie. Mais va-t'elle bien coller à la personne ? Tant dans sa congruence que dans sa permanence. Imposer un style d'écriture fait partie de l'écrivain. Du « monde d'avant » limitatif, tout le monde est excité par cette nouveauté, et les jeunes sont nés dedans, ils l'ont intégré spontanément. Car tout dépend à présent de qui on suit. Un écrivain peut s’améliorer en publiant sur les réseaux sociaux. La lecture et l'écriture sont-elles alors un facteur d'accroissement de l'intelligence ? Les bonheurs C'est ainsi qu'est née la fonction de community manager pour gérer les réactions du public de suiveurs, travaillant en salariés ou en free-lance. Par ailleurs la communication s'est sophistiquée en se dotant d'une réflexion préalable et d'une stratégie : on désigne des cibles, et une ligne éditoriale. Elle devient pragmatique,à cause d'un effet entraîné par un travail. Il faut donc à présent se former à la communication écrite et orale. On le voit aussi dans la recherche scientifique qui devient socialisante, et ses comités de lecture qui veillent à un degré de vulgarisation des textes, afin qu'ils soient simples et efficaces. L'effort n'a pas disparu mais il est caché, avec un risque de « placage » des résultats à la réalité. Il faut donc les prendre avec un certain recul pour comprendre le problème entre la source de données, la publication, et la vulgarisation du résultat. Cela a donc abouti à l'exercice de la « thèse en 180 secondes » avec l'élaboration d'une structure de présentation attendue : contexte, problème, analyse, résultats. On y appréciera les études de cas qui permettent un storytelling, malgré un risque de standardisation. La structure narrative a pris le pas sur les schémas en constatant son efficacité sur les marchés commerciaux, car elle fonctionne comme une recette de cuisine : d'une trame prédéfinie, des variations de saveur sont possibles. Donc les chercheurs comme les patrons développent à présent leur réputation pour accroître leurs recommandations, et leur avancement. On vous achète si vous êtes visible. Et cela peut être addictif, les politiciens comptent le nombre de fois où leur tweet est vu. C'était impressionnant avec Donald Trump. Il y a alors l'usage d'un signe dans le message pour indiquer s'il est authentique ou rédigé par le ghostwriter, le « génie familier » qui parle pour vous. Car la finalité est de créer un mouvement d'influence. Ce n'est pas qu'une envie d'écrire et un besoin de public. L'écriture est une activité solitaire. Alors qu'il y a de l'adrénaline dans le succès d'un article. On se retrouve enchaîné à un algorithme qui gère le niveau de diffusion. Cela peut être très addictif, avoir un effet de drogue par le circuit de la récompense. C'est là où il faudrait réussir à être sage comme on se met à la bière sans alcool après en avoir bu quelques unes. Il faut aussi ne pas être dupe de ce qui se passe. On écrit en fait à une personne sans la nommer pour qu'elle réagisse. C'est une action sur ses émotions, un court-circuit de sa réflexion. C'était en particulier un talent que d'y parvenir avec un message de 140 caractères. L'oral permet en général une diction de 150 mots par minute, alors que la lecture oscille entre 120 et 850 mots par minute selon le lecteur. Un choix sera donc à faire entre un article et une vidéo. Et puis il y a la nuance entre le contenu et le contenant, qui peut aller jusqu'au spectacle artistique. La manière de présenter une œuvre met l'auteur dans un avatar virtuel de son identité réelle, il devient un personnage. Car un article prend des heures de préparation. Il faut apprendre à le vendre en cassant la glace, attraper la confiance. Le paradigme a changé, même si l'emploi de prête-plumes est très ancien. Souffre-t'on pour autant d'authenticité ? Cherche-t'on à toucher les gens comme si on jouait un personnage ? Que dire de certains auteurs qui sont illisibles ? Il faut être accessible. Une œuvre collective est un travail d'équipe, même si elle est signée d'un auteur principal, comme on peut le voir avec le cinéma ou la bande dessinée. C'est aussi une source d'emplois. On s'y demande quelles idées sont vendables. On aime parler de bonheurs et de malheurs, de joies et de peines, jouer sur le côté vivant, comme s'il y avait une partie de savoir et une partie vivante, avec une lueur d'espoir. On appelle à l'action par la motivation qu'une émotion suscite. Car la réaction est avant tout émotive. On peut devenir célèbre pour avoir commis une faute. Et puis on tend à perdre sa faculté de jugement en face d'une argumentation bien faite. Ainsi il peut exister plusieurs vérités. Dire ce que l'on pense nécessite un entraînement, connaître l'intention de l'action, le pourquoi du message, et le pour quoi. Toute publication revêt une intention, qui n'est pas toujours l'intérêt général. Et les malheurs... Dès lors le message donne une direction, davantage que fournir une vérité. Les choses sont posées avec des mots, et structurent la pensée. Le temps manque pour pouvoir réfléchir, les publications deviennent comme des marches d'un escalier. Selon le média, le journal, il peut être demandé des chiffres, des ratios, des tableaux, ou des illustrations, des photos. Le style littéraire joue également sur l'efficacité. Ainsi il semble y avoir des écarts pour la fonction de Maire entre celui du petit village qui communique mal et celui de la grande agglomération qui s'exprime beaucoup, mais en réalité les équipes ne sont pas les mêmes. Le niveau des malentendus à gérer ensuite n'est pas le même. En effet on peut déclencher des émotions involontaires par l'écrit, d'où le développement des émoticons pour illustrer son message. D'où également l'impératif de ne pas twitter à chaud sous le coup d'une émotion. Les community managers y sont habitués et ont une grande intelligence émotionnelle. Doit-on alors choisir des sujets qui ne déclenchent pas d'émotions, de réactions ?
Car les réseaux sociaux présentent l'avantage de s'ouvrir à d'autres identités sociales, d'autres professions, et ne pas rester dans un entre-soi. Les copywriters ne sont d'ailleurs pas avares de conseils. L'expérience est instructive : il faut maîtriser la langue, les concepts, le terrain. Il faudra aussi choisir son réseau selon sa cible, certaines communautés sociales se retrouvent plus sur certains réseaux que d'autres. Il faut aussi se méfier que l'écrit engage plus que la parole, il peut rester publié très longtemps quand l'oral s'oublie plus vite. Certaines situations peuvent causer des ravages sur le psychisme, par manque de capacité de recul. Le respect de la personne n'est pas assuré et il peut même arriver qu'on usurpe son identité. Nous arrivons donc au paradoxe de devoir protéger les écrits intellectuels tout en se protégeant des rumeurs, des brocards populistes, des harcèlements. Nous avons donc comme dans un jeu d'échec des pièces en mouvement, où peu sont rationnelles. On s'interprète les uns les autres avec plus ou moins d'exactitude. Il n'y a plus le frein naturel de voir la personne émue en face de soi, la communication en ligne est sans filtre. Les mots s'emballent, il faut gérer son impulsivité, sa respiration. Mais est-on concerné personnellement ?
1 Commentaire
La presse managériale, surtout américaine (exemple de Forbes [1]), se focalise sur la définition du leader idéal. Il doit être comme ceci et pas comme cela, le chef idéal qu'on suivrait jusqu'en enfer s'il le demande. Pour cela il peut donner des ordres stricts mais cela n'est plus trop en vogue, ou il peut convaincre de faire, ce qui nécessite des preuves, des arguments irréfutables, ou bien persuader de faire, ce qui est une approche plus douce, soft power. Jeff Bezos l'a compris en mettant en œuvre dans ses réunion de direction une méthodologie qu'il a reprise de la Rhétorique d'Aristote [2]. Il commence ses réunions en faisant lire un discours narratif mettant en œuvre « ethos » (personnalité, mode d'être), « logos » (discours et raison, arguments), et « pathos » (émotions). Puis il invite à en débattre. D'après l'article le résultat est d'une efficacité redoutable, ce qui était d'ailleurs l'intention d'Aristote en terme de débats politiques ou plaidoiries judiciaires. Au travers de cette approche on incite son auditoire à penser qu'il a affaire à un « type bien » qui a eu une « bonne idée. » Et on actionne des leviers psychologiques incitant à écouter le discours, à être persuadé par les indices, à défaut d'être convaincu par les arguments. De ce fait on va y souscrire de bon cœur, avec un aval rassuré par la profondeur de réflexion exposée. On pourrait alors se dire qu'il suffit de lire la Rhétorique d'Aristote pour devenir un bon manager, mais ça ne suffit pas. Il faudrait aussi lire son corollaire, l'Ethique à Nicomaque, pour que les vertus de ce manager collent à son discours. Que son ethos soit plaisant, qu'on se prenne à aimer son pathos. Car il n'y a rien de plus fragile que de déguiser ses vertus, qui finiront par être percées à jour. De ce fait il faut aussi être transparent, non dissimulé, porter les valeurs de l'entreprise avec une humeur égale et gaie car elle se propage à ses collaborateurs. Or un salarié heureux est bien plus productif qu'un salarié malheureux. On se doit donc de leur parler avec son cœur et avec son corps, être convaincu par ce que l'on avance, être enthousiaste et optimiste pour donner une confiance en son patron. Un leader inquiet inquiète, sensation que personne n'aime, qui nuit à la confiance. Car plutôt qu'un texte lu par l'assistance, autant prononcer ce discours, avec ces trois ingrédients de l'éthos, du logos, et du pathos, cela n'en rend les propos que plus vrais, expose un véritable leadership. Et d'ailleurs cette rhétorique aristotélicienne était conçue pour des débats au Parlement ou des plaidoiries dans un tribunal, pas pour écrire des récits héroïques. Dans son approche le patron doit valoriser et responsabiliser son équipe, dire que l'on compte sur elle, susciter l'adhésion au projet, se montrer bienveillant pour, comme le disait aussi Fayol, que les collaborateurs se sentent heureux de se dévouer pour l'entreprise, d'y travailler avec le plaisir d'y aller le matin. Car lorsqu'on est malheureux à son travail on sera tenté d'aller voir son médecin dès le moindre petit souci de santé, soucis qui surviendront plus vite, voire de façon psychosomatique. L'esprit, la psyché, fait beaucoup pour la bonne santé du corps. Le repos nocturne ou dominical ne repose pas que le corps, il repose aussi l'âme. Et l'exténuer au travail par un stress excessif n'est pas bon pour la personne que l'on emploie. Si donc cette technique de Jeff Bezos est d'une nature noble, la manière dont il l'emploie la détourne de sa vocation qui n'est pas que la persuasion, mais aussi le lien humain entre l'orateur et l'auditeur. 1:https://www.forbes.com/sites/lizryan/2016/07/02/ten-things-a-good-manager-wont-ask-employees-to-do/ 2:https://www.inc.com/carmine-gallo/jeff-bezos-bans-powerpoint-in-meetings-his-replacement-is-brilliant.html |
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Septembre 2022
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