Par Guillaume Rosquin et Patrick de Backer Le « Système » de Nietzsche On emploie couramment le mot valeur mais la définition des dictionnaires ne colle pas avec le sens qu’on lui donne, en particulier que les gens se comporteraient selon leurs valeurs. Nous avons donc voulu savoir d’où pouvait provenir cet usage, retrouver d’où sort ce concept, qui est absent de la littérature antique. Il semble comme une forme de doxa (δόξα) qui est apparue subrepticement, et qu’on a tant aimé qu’on en a fait une science(1), sauf qu’on ne trouve pour ainsi dire aucune étude en axiologie (ἄξιος). Pour l’instant, les indices que nous avons pu découvrir nous montrent que ce serait Nietzsche qui aurait inventé le concept, repris par Durkheim et Weber, et probablement Freud. Une petite difficulté de cette enquête est donc de pouvoir lire les mots allemands, pour comprendre de quoi on parlait au départ. Commençons par examiner la notion de pulsion. Cette pulsion est appelée trieb en allemand, et le verbe treiben est le fait de faire avancer un troupeau en le poussant par l’arrière. C’est le fermier armé d’une baguette qui tapote le popotin des animaux en leur disant « hue ! ». Trieb désigne aussi une jeune pousse de plante. Pour prendre un exemple pratique, imaginez que vous avez de la vaisselle sale dans l’évier, et qu’une pulsion (trieb) vous incite à aller la nettoyer, alors qu’éventuellement vous résistez. C’est alors là où pour certains, le fait que l’évier soit toujours vide et la vaisselle étincelante peut devenir une valeur, werte en allemand. Ceux-ci auraient un « Wille zur Macht »(2), un “désir de puissance”, qu’ils sublimeraient en nettoyant leur vaisselle, rendant cette lessive religieuse en soi. On saura donc que chez eux, après le repas, il y aura une sorte de « liturgie » décapante, ils seront prévisibles. Tandis que chez celui pour qui ça n’est pas une valeur, on ignore quand il va s’y mettre, combien de temps il faudra attendre avant que cette action se réalise, rendant sa survenue aléatoire. C’est donc là où pour être moins nébuleux, il aurait été judicieux de traduire werte par principe ou modalité. Le principe, c’est ce qui est à l’origine, au commencement, à l’instar d’un auteur qui vous augmente (auctor), et qu’on retrouve dans le grec ἀρχή (archi, comme dans hiérarchie, l’autorité sacrée). Pour nos hôteliers prévisibles, que la vaisselle soit propre est un principe, comme si une autorité leur commandait de la nettoyer, qu’ils soient donc les serviteurs de ce maître virtuel. Alors que pour l’hôtelier d’une propreté aléatoire, il s’instaure une liberté, il se décrète maître en son royaume, s’astreignant à cette tâche selon son bon vouloir, sa majesté. Et c’est donc là que Nietzsche semble distinguer le « noble » (vornehm) de l’esclave, particularité qu’on a zappée ultérieurement, peut-être car cela choquait les consciences, que le public l’aurait mal admis. Car selon Nietzsche, le noble agit davantage à l’instinct, « par delà le bien et le mal », selon des critères qui seraient plus le bon et le mauvais. Il ne lave pas ses assiettes parce qu’il est mal qu’elles soient sales (moralité), mais parce qu’il est bon qu’elles soient propres (opportunité). Et il érigera éventuellement la propreté en vertu, c’est à dire en une qualité supérieure de l’homme (vir) sur les autres animaux. On motiverait donc davantage ce noble à écouter ses pulsions en lui disant qu’il ressemble à un cochon, ce qui était un argument éducatif il y a quelques années. Mais pour Nietzsche, le Wert (ou worth en anglais) ne doit pas être un principe. Le Wert sert de modèle pour conduire sa vie, alors que la moralité est ce qui est désirable par la société pour sa sauvegarde. Nous pourrions alors voir ici que le Wert prend un sens de gravité (gravitās) latin, de ce qui est à la fois pondérable et important, digne d’estime (ἄξιος, axios). Pour bien appréhender la nuance entre les deux notions, il faut tenter d’analyser tout le cheminement des moeurs (ἦθος, ethos). Et il nous faut mentionner ici que Nietzsche désapprouvait Platon d’avoir imposé le logos au détriment du mythos. Car d’un acte commis trois choses découlent : un récit (μῦθος, mythos) qui est un témoignage ; une description (λόγος, logos) qui est une apologie ; et l’émotion (πάθος, pathos) qui découle de l’épreuve vécue. Ce témoignage et cette apologie vont eux-même déclencher des émotions chez ceux qui les entendent par effet de tragédie, et l’ensemble des émotions de l’éprouvé et de ceux qui l’écoutent va être évaluée à l’aune de la moralité (ἠθικός, ethicos), du Bien et du Mal, puisque Platon nous a dit de rechercher le Bien et évacuer le Mal(3). En effet, l’éprouvé peut très bien s’auto-censurer et se déclarer coupable, contre l’avis des autres, ou l’inverse. Du Mal commis on voudra donc une sanction, une récompense méritée pour punir la faute, ou à l’inverse féliciter le Bien effectué. C’est cette moralité établie par la société pour sa propre préservation, et pour un conformisme grégaire, qui peut entraîner des principes (valeurs) étant comme un esclavage moral, une possession de l’individu par sa société, un despotisme de tous contre un. Critique de Nietzsche On peut se demander dans quelle mesure le « système nietzschéen » mis à jour dans notre étude serait encore pertinent pour nous aider à penser et comprendre les relations entre les hommes dans la société d’aujourd’hui. Nous devons pour cela nous souvenir de Ainsi Parlait Zarathoustra, où sont décrits le « Surhomme » et le « Dernier Homme ». Nous y voyons que le noble est un prototype de Surhomme, quelqu’un qui n’est pas attaché à une moralité, souffre parfois de la vie, agit selon ce qui lui paraît bon ou mauvais, et s’emploie à s’améliorer de plus en plus, à accroître sa vertu, son excellence. En négatif, il peut se montrer atroce, allant jusqu’à tuer ses meilleurs amis, au moins de façon symbolique, voire des populations entières. Son idée du « bon » peut être extrêmement néfaste pour autrui. Quant au « Dernier Homme », c’est celui présenté sur le schéma ci-dessus, établi par nous, et qui décrit son mode opératoire. C’est finalement un esclave moral qui ne recherche ni richesse, ni pauvreté, ni gloire mais espère pour seule volupté le bonheur provoqué par l’absence d’effort et l’absence d'émotions fortes. C’est donc avec logique que l’ambition du « Dernier Homme » qui « a inventé le bonheur » jouit d’une popularité considérable, comme le montrent les déboires de Zarathoustra. Contrairement à l'insuccès de l’idée de devenir un « Surhomme », prêt à accepter tout de la vie (amor fati) jusqu’au point de toujours tout devoir recommencer (L'Éternel Retour) et d’une certaine façon, trouvant ainsi sa liberté. Tout autant qu’il ne valorise pas un hédonisme béat dans une vie entrée en “stase”, le « Surhomme», est celui qui saura sublimer ses instincts et ne pas sombrer du côté obscur de la noblesse. Ce pourrait donc être en fonction d’une ambition vulgaire que certains se laissent conduire par des valeurs. Car werte désigne la valeur en tant que richesse, et donc ces notions qui orientent ses points de vue sont comme des richesses qu’ils s’octroient. Le laveur de vaisselle se croit ainsi plus riche avec une vaisselle propre. Et la richesse étant un moyen de puissance, être riche subsume le Wille zur Macht. On regardera donc des Jeff Bezos ou des Bill Gates comme des Surhommes à l’aune du Dernier Homme. Au lieu de valoriser une noblesse que nous pourrions imaginer comparable au καλός κἀγαθός (kalos kagathos, beau et bon) de Socrate, se déploie une cristallisation des valeurs en une telle puissance qu’on en voit qui peuvent s’offrir des voyages spatiaux. Or, le Surhomme accepte de vivre là où il est. Il assume le Vivant. Dans la même veine, c'est probablement pour cela que de nos jours, la psychologie et le « Développement Personnel » promettent de nous libérer des souffrances morales, des petites manies qui nuisent à nos valeurs, et de nous doter de méthodes pour être encore plus valeureux et heureux. Tout est fait pour jouir du plaisir d’être un « Dernier Homme », celui qui périra lorsque l’abondance planétaire sera devenue petit caillou stérile sidéral. Au lieu de se préparer à cette chute en augmentant son excellence et ses capacités intellectuelles, on se complait dans une recherche de plaisir, d’absence de peines. Qui donc pourrait avoir quelque succès en promettant seulement la noblesse à ses élèves ? Mais le « Système de Nietzsche » est établi en contestation du « Système de Platon » et de l’usage qu’en fera la chrétienté après que Augustin ait dit que « Platon était le seul philosophe valable »(4). Nietzsche lui reproche en effet que l’intellect commande le corps tout en étant prisonnier de lui, alors que la vie requiert l’écoute des pulsions vitales. Par exemple, l’excès de σώφρων (sophron, littéralement sain d’esprit ou de cœur), l’une des vertus promues par Platon, qui est tempérance, chasteté, modération, va en effet à l’encontre de l’éprouvé des émotions et de leur partage. D’un esprit sain, on devient fanatique de la modération, vivant dans une humilité psychique. Pourtant, paradoxalement, le Surhomme de Nietzsche cherche à accroître son excellence, démarche dans laquelle on pourrait trouver des ressemblances avec la doctrine grecque qu’être vertueux rapproche de la divinité. Si ce n’est que le Surhomme est celui qui a appris à vivre sans Dieu. Et si toutefois, dans les deux cas, il s’agit d'une élévation…le Surhomme nietzschéen ne recherche pas la plénitude car c’est avant tout un Héros tragique. Pour autant, dans les deux cas, nous décelons la promotion d’une aristocratie, d’une nouvelle noblesse dont l’émergence va contrarier un Ordre établi, et dont on peut se demander si elle serait meilleure qu’une démocratie. Ce qui sous-tend la question de savoir si l’aristocrate, le noble, est en droit de commander aux vils, aux vulgaires. Car s’il y a des nobles depuis longtemps (Aristote nous dit qu’il y en avait à Athènes) ceux-ci n’ont pas toujours eu un pouvoir politique sur les non-nobles. Lorsqu’on découvre une sépulture somptuaire préhistorique, rien ne dit qu’y fut enseveli un prince, vu qu’on a bien installé Joséphine Baker au Panthéon sans qu’elle eût régné. Par ailleurs, la démocratie est bien en place, plus qu’à l’époque de Nietzsche, et nous sommes habitués à élire des gens sans regarder s’ils sont remplis de principes ou exceptionnels par leurs vertus, décidant par delà bien et mal. Mais en même temps, pour Nietzsche l’aristocratie est créatrice de nouvelles valeurs, par différence avec la plèbe soumise aux valeurs admises. Le noble est un esprit libre qui se démarque de la foule grégaire, un atypique qui a une organisation pulsionnelle particulière. Donc il peut se battre pour ses valeurs et chercher à dominer ceux qui s’y opposent. Cet aristocrate est donc anti-démocratique puisque la démocratie est une égalité des droits conduisant à une médiocrité générale érigée en norme. De cette réflexion, nous pouvons penser que la population comprend deux genres d’individus, à l’instar qu’il y a une grande majorité de droitiers pour une minorité de gauchers, et qu’on s’imagine que tout le monde doive écrire de la main droite. Fatalement cela induit des contrariétés, autant chez le droitier qui ne comprend pas, que chez le gaucher qui est opprimé, vexé. Car le mot « droit » fait allusion à la règle, et donc on corrige, rétablit la conformité à la règle, en redressant ce qui est gauche, de travers (en biais). Ces « droitiers » suivent des valeurs parfois érigées en principes, comme prisonniers de la société, et les « gauchers» sont amoraux, ils décrètent ce qui est bon et mauvais sans référence à des valeurs. Et parfois un « gaucher » un intellectuel à l’esprit plus libre que d’autres devient philosophe, et se met à proposer des lois. Ces types d’hommes ne sont donc pas des rebelles, mais plutôt des nobles revendiquant leur liberté, leur territoire. Le frein sera dans leur légitimité, puisque non anoblis par la société, mais lui imposant ce statut arbitrairement. Parmi ces « gauchers », il y a ceux reconnus nobles par une forme de médaille, un titre, ceux qui ne s’estiment pas digne de ce statut parce que, contrariés par leur éducation, ils refusent d’y croire, et les esclaves qui rêvent d'être anoblis, à tort ou à raison. Or, ce qu’il faut retenir, c’est que certains refusent d’être commandés, même par des valeurs, par un maître virtuel. Ils seront rebelles à toute autorité, tels des esprits libres révoltés. Dès lors, pour conserver une existence dans la société sans pour autant en faire partie, ils vont soit user de la force et de la ruse, sorte de fourbes, soit user de leur intelligence et de leur prudence (phronesis) pour se hisser jusqu’à être anoblis par la société, reconnus supérieurs, directeurs. Et c’est donc sans étonnement que nous lisons Nietzsche nous parler du « Tall puppy syndrom », que la société combat ces personnes exceptionnelles du fait du principe de l’agôn (ἀγών) : il faut couper les têtes qui dépassent. Sorte de redite de la Terreur française. Celui qui s’en sort le mieux fait preuve de discrétion, de modestie, d’humilité. Ou alors, peut-être, c’est un Ulysse dans son Odyssée. 1. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2006-4-page-929.htm
2. https://fr.wikisource.org/wiki/Par_del%C3%A0_le_bien_et_le_mal/Texte_entier 3. Et même aussi Épicure quand il invite à rechercher le plaisir et soigner la souffrance. 4. In La Cité de Dieu.
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