C'est avec l'expression « tunnel de vente » que les spécialistes du marketing désignent le processus économique qui va de la rencontre d'un quidam jusqu'à la signature d'une vente de bien ou service. Dans un magasin c'est le client qui pousse la porte, choisit dans les rayonnages, puis va passer en caisse pour que sa sélection devienne sa propriété. Il y a même la nuance dans le droit britannique que dès lors que ce prospect a indiqué ce qu'il voulait acheter, il le préempte et interdit qu'un autre client l’acquière. Ils parlent alors de loi des contrats. Cette transaction devient plus compliquée lorsqu'il s'agit d'une consultation dans un but de conseil auprès d'un médecin, thérapeute, avocat, ou philosophe. Le temps passé à écouter la doléance est-il facturable, le diagnostic et le conseil le sont-ils ?
Selon un site d'expert en marketing, le contexte dans lequel le quidam est accueilli (par exemple sur une page web) doit être articulé autour d'une problématique que l'expert résout, et le quidam « qualifié » pour devenir un prospect, un potentiel client. Il faut donc l'amener à désirer payer pour entendre une opinion, un avis, ce que les grecs appelaient un dogme. Car autrement lorsqu'on se contente de l'opinion de ce qui s'appelait un idiot, un citoyen sans spécialité, on peut se retrouver avec de la doxa, c'est à dire ce que la rumeur populaire dit qu'il faut faire en pareil cas. Il m'a alors été donné de remarquer qu'à Lyon quand je parle de mes problèmes à des idiots, au lieu d'une doxa que je pourrais ignorer, ils me racontent leur vision du monde. C'est assez déroutant. Mais en fait il peut y avoir un lien avec une explication que m'a donné une experte en communication institutionnelle : de nos jours il faut que l'apporteur de solution s'appuie sur un storytelling, une narration qui motive un attachement émotionnel, sorte de réplique de la poésie d'Homère. Ce n'est pas le logos qui fait vendre mais le mythos. Il en va de la marque, qui vise à présent autant les clients que les employés. Il faut pouvoir tirer un sentiment de fierté de s'en être remis à cet expert, comme les argonautes avec Jason. Car chez certains raconter leurs difficultés peut susciter un jugement entraînant la honte, ou dénoter un désir d'être plaint. Nous avons été entraînés, peut-être à force de regarder des réclames publicitaires, à nous vouloir tous fort.e.s et sans failles, brillant.e.s, surhumain.e.s. C'est également l'effet de l'orthodoxie libérale démocratique de la fin du XIXème siècle. Il y a donc un paradoxe entre d'un côté une chrématistique moderne (un art/technique de s'enrichir) et de l'autre une potentielle clientèle qui est incitée à l'honneur de se débrouiller par soi-même. Puis un courant est apparu récemment (RSE) où le « chrematistès » (χρηματιστής, courtier) doit faire preuve d'une solidarité sociale concitoyenne avec ses « parties prenantes » (stakeholders). Ça paraît assez difficile s'il n'est pas possible de connaître pour un motif d'estime de soi quelles sont leurs problèmes qui requièrent une résolution, à moins de les avoir résolu pour soi-même, donc de manière empirique. C'est un peu comme si seuls les survivants d'une appendicite pouvaient devenir chirurgiens pour les opérer. C'est en cela que le « philosophe » apparaît comme un apporteur d'une partie de la solution car sa spécialité, au moins selon Platon, est de définir une intelligibilité des phénomènes qui se manifestent. Puis il va proposer un dogme, une opinion, pour se comporter face à cette problématique. Il semble donc que le spécialiste d'un problème doit avoir fait preuve de philosophie avant de s'être mis à y prodiguer un remède. D'autre part dans cette démarche de « qualification du quidam » il est curieux d'espérer qu'il soit lui aussi philosophe pour avoir su identifier le remède qu'il lui faut, avec toute la discrétion nécessaire à son honneur de vaillant débrouillard. Et c'est justement un peu l'aide que semblent apporter mes confrères qui œuvrent dans des contextes existentiels : ils amènent à s'interroger sur la signification des difficultés que leurs clients rencontrent, surtout dans des périodes transitoires entre deux modes d'existence. Mais cette étape se trouve handicapée par ce phénomène que Festiger appela la « dissonance cognitive » lorsqu'on se retrouve à devoir agir en contradiction avec ses valeurs et opinions. S'il y a un problème il faut y réagir, or si la philosophie apparaît comme une « poésie » de penseurs, on ne va pas y avoir recours. Il sera davantage commun de faire appel à sa propre poésie, sa créativité, pour inventer un remède sans la garantie qu'il soit adapté, ou alors de répliquer un remède mis au point par un autre que soi. C'est là où le charlatanisme trouve son marché, et où les sophistes nous abreuvent de doxa. Car si on fait appel à un expert qui vise sa chrématistique, son remède doit à présent prendre des aspects fabuleux pour que son tunnel de vente attire des chalands, afin que ceux-ci puissent s'imaginer écrire un nouveau chapitre honorable de leur propre mythologie. C'est les marins prisonniers d'un cyclope qui ont la chance d'avoir Ulysse pour capitaine, le polymétis, le champion de toutes les ruses. La philosophie peut-elle alors aider à se prémunir du charlatanisme et des sophismes ? Peut-t'elle permettre d'écrire des récits de vie où on devient son propre héros ? C'est un peu ainsi que Platon nous évoque la vie de Socrate, ou que Xenophon nous le narre dans les Mémorables. Mais celui-ci est dit désintéressé, vivant de petits investissements, et enseignant la philosophie comme un loisir au profit d'une jeunesse avide de savoir critiquer efficacement ses aînés. Car le seul moyen de contrecarrer des experts en discours qui se servent de leur intelligence émotionnelle pour persuader des idiots d'adhérer à leur dogme est d'avoir développé une compétence en logique pour savoir évaluer où leur projet va mener. Or comme l'expliquent Platon et Aristote, la démocratie mène à un désir d'avoir de plus en plus de libertés individuelles, ce qui entraîne un chaos car chacun en fait à sa tête, et apparaissent alors des « héros » qui assurent rétablir l'ordre, et deviennent des tyrans. De nos jours on appelle cela le « populisme » et les USA y ressemblent fort actuellement. La fonction de la philosophie dans ce principe est de contribuer à cerner son besoin, puisque sa spécialité est dans le questionnement des usages. C'est de cette façon, comme le raconte Xenophon, que Socrate aidait ses amis en difficulté à résoudre leurs problèmes par des solutions idoines. Mais c'est également de cerner son offre en fonction de sa propre ipséité, des caractéristiques qui nous définissent.
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Septembre 2022
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