La philosophie est un objet conceptuel, vue de l’esprit, pour lequel il y a eu de nombreuses définitions données, avec un vague consensus qui a conduit le public à se l’imaginer comme une vision du monde adjointe à une éthique, une manière de se comporter. Peut s’y ajouter une dimension métaphysique qui fournit une raison d’être aux choses, un sens, et des valeurs, des symboles du bien. Or, si on reprend l’étymologie du mot grec que corrobore l’explication de Socrate dans le Livre V de la République de Platon, il semble que ce serait plus un appétit de savoir et de prudence, d’habileté. Car comme l’explique cet ouvrage avec la parabole de la Caverne, en général les gens fonctionnent en se faisant une opinion sur ce qu’on leur raconte, et comme l'ont montré récemment les expériences en psychologie sociale (Mugny & al. 2017), ils se regroupent selon un facteur d’influence, leurs affinités morales. Ainsi que le dit Socrate, le philosophe qui tentera de leur faire admettre une idée différente risque de se faire lyncher. De ce fait, le monde s’est scindé entre des scientifiques qui interprètent le monde par des expériences pour accroître le savoir, et des profanes qui soit les croient aveuglément comme s’ils écoutaient des sophistes, soit croient d’autres véritables sophistes, doués en éloquence pour les persuader. Si l’habileté est alors enseignée aux ouvriers, techniciens, et ingénieurs, où nous enseigne-t’on la prudence ? En particulier, où apprend-t’on à avoir un esprit critique sur les théories des scientifiques, et nous permet-on de l’exprimer ? Ne sommes-nous pas plutôt forcés de les croire sous peine d’être frappé d’anathème ? Ce qui nous a conduit à une société de savants et de croyants, exactement comme au Moyen-Âge avec la religion. Les scientifiques sont les clercs modernes, les laïcs béotiens, le doctorat fait office de tonsure, les universités de monastères. C’est là où la prudence prend deux formes : celle de la justesse chez Platon, d’une convenance aux normes collectives, et celle de la phronesis chez Aristote, c’est à dire d’une mûre délibération, cogitation, avant d’agir. Comme le voulait Socrate, l’objectif est dans l’autonomie des gens, leur liberté. Décliné à une micro-cité qu’est une entreprise, les travailleurs doivent-ils y agir selon une charte qui définit les actions justes, ou conserver une autarcie responsable, indépendante d’un pouvoir sur eux ? La régulation peut alors provenir d’une culture commune, socle du goût et du jugement, donc de ce qui est aimé et détesté, ce qui va induire les comportements vers le bien qui est aimé, éloignant du mal qui est détesté. Car c’est bien cette culture qui va fournir une vision du monde collectivement partagée, et induire une éthique des comportements qu’il convient d’adopter, donc considérés comme justes. Élaboration de la culture La technique la plus simple pour cela est de se servir du principe du mythos grec, de la narration de récits réels ou fictifs qui met en scène des personnages et leur fait vivre des émotions, des aventures. On agit ainsi sur leur mécanisme de choix d’opinion, du goût pour l’histoire, et du jugement à donner. C’est plus doux qu’ordonner des postures et des comportements arbitrairement. Reste à trouver un poète avec autant de talent que Esope ou Jean de La Fontaine. Ou autrement, de manière plus moderne, on peut employer le jeu de rôle comme dans un théâtre d’improvisation. Mais alors il reste à choisir entre une vision du monde exacte, véritable, ou une autre qui serait juste, convenant à celle qu’on veut voir, ou encore une vision imaginaire, fabuleuse. Qui va donc ainsi décider de ce qu’il est juste de penser, de faire ? Entre une direction supposée « aristocrate » (reposant sur l’excellence des gouvernants) ou « ploutocrate » (reposant sur la richesse des gouvernants) ou une volonté collective exprimée par une « démocratie » qui dans une entreprise est représentée par les délégués du personnel ? En effet, la raison d’être peut prendre deux significations comme le décrivent les mots grecs scopos et stochos : soit c’est un but vers lequel on se dirige, donc avec une intention, le fait d’être tendu vers un objectif ; ou bien c’est avoir une cause à son existence, et une signification par le rôle qu’on joue. Or si le but est atteint (téléologique), ou si le rôle n’a plus de sens (fonction), on perd sa raison d’être. C’est souvent pour ces motifs qu’on se sépare d’un travailleur pour raisons économiques ou morales. Charge à lui de se retrouver une raison d’être dans une autre entreprise. Quant aux valeurs collectives, la problématique est qu’elles coïncident avec les valeurs personnelles des travailleurs afin d’éviter leur aliénation par une dissonance cognitive entre l’individu et le groupe. Or, on recrute les gens davantage sur un profil qui convient aux besoins de l’entreprise, que sur leurs valeurs. Enfin, l’évolution de l’entreprise, les circonstances qu’elle vit, peuvent l’obliger à des actions qui contreviennent à ses valeurs, par obligation fonctionnelle. Il sera plus sage d’établir des idées communes, dans le sens où l’idée de chaise permet de la reconnaître et de savoir qu’on peut s’asseoir dessus. C’est là le rôle que remplissent les jargons internes pour désigner des objets particuliers à l’entreprise. Reste à fournir des dictionnaires clairs plutôt qu’apprendre les idées par l’usage. Usage de la prudence Comme l’a dit Spinoza, l’homme est mû par son cōnātus, ce qui signifie son entreprise, son projet, dans laquelle il vise simultanément à se développer et à perdurer, subsister, l’un et l’autre procurant la prospérité. Ce développement doit donc être rationnel avec la raison d’être (scopos ou stochos) sans pour autant le mettre dans un risque de ruine. C’est là où son environnement social pourra lui être propice, ou au contraire néfaste. Pour cela, cette raison d'être doit paraître juste, convenable, car autrement on tendra à gêner le projet. Ladite justesse pouvant être décrétée arbitrairement par un pouvoir politique local. Sur cela la taille de l’entreprise, le nombre de personnes qu’elle regroupe, peut jouer par son poids politique et économique, grâce aux enjeux qu’elle représente, mais également les risques qu’elle prend. C’est là où pourront également jouer les valeurs du groupe qui agissent comme des symboles de reconnaissance au sein du groupe et pour l’extérieur du groupe. Il s’agit des axes de valorisation du groupe, ce qu’il considère important et pour quelle raison, ainsi que le comportement qui en découle. C’est à la fois un guide éthique pour le groupe, mais aussi une manière de signaler à son entourage comment il fonctionne. Par exemple, si c’est la justice parce qu’elle protège les faibles, le comportement pourra être la transparence, meilleur gage d’une justice éclairée. La valeur est donc synonyme de bien. Mais la prudence est surtout maximisée par les connaissances qui éliminent les ignorances. « Un homme averti en vaut deux » dit-on, et l’avertissement est une information qui alerte, pour autant qu’on puisse la croire. Tout dépend alors si l’information est obtenue par observation directe ou indirecte, par un témoin qui vous relate un fait. Hélas, même l’observation directe peut être trompeuse et conduire à une interprétation erronée, sans parler des mémorisations incorrectes. Il est donc prudent de vérifier les informations obtenues par une double mesure, répéter l’observation pour éliminer les risques d’opinions trompeuses. Enfin, il est opportun d’utiliser la conjecture pour envisager les éventualités de l’avenir, prévoir les risques pour anticiper ceux intolérables. On pourra pour cela employer une matrice des risques établie selon la fréquence et la gravité, pour se protéger des risques catastrophiques potentiels, assurer son avenir. Organisation et production Les gens sont disposés (to lean) dans les entreprises avec une mission (scopos) ou un rôle (stochos). La question se pose du choix de la production collective par rapport au marché auquel elle s’adresse. Cela en fait le métier de l’entreprise, et sa raison sociale, la nature de sa contribution à la cité. On doit alors se demander qui va effectuer ce choix de production, et s’il doit être restreint à des activités qui sont rationnelles avec les valeurs choisies. Est-ce une réponse à une demande du marché, un besoin qu’on a détecté, ou une initiative prospectrice ? On voit alors une problématique entre complexité de la tâche, curiosité pour un potentiel, et prudence limitative. Les croyances vont alors jouer pour se demander si le projet va réussir, mais également l’expertise qui fournit une intuition des chances. On voudra aussi qu’il y ait une harmonie des motivations pour que tout le monde s’y engage avec entrain. De là, il faut identifier les réfractaires au projet, et traiter leur démotivation, comprendre ce qui les gêne. Est-ce un besoin de dialogue (Platon) ou d’un esprit éclairé et rassuré (Aristote) ? Cela peut-il venir d’un manque de justesse, ou d’appétit ? Une partie de la problématique peut venir de la « métamorphose sociétale » qui fait passer le travailleur d’un état d’instrument subordonné à une tête (chef) à celui d’un acteur autonome capable d’initiatives, étant donc son propre chef. On voit donc que la coordination entre les acteurs n’est pas automatique, qu’il faut une partition pour que les musiciens de l’orchestre soient harmonieux. En effet, selon la taille des œuvres produites, un seul travailleur ne suffit pas pour assurer une cadence convenable. Or avoir l’idée de la contribution qu’on peut apporter à un travail collectif ne va pas toujours de soi. Mais il arrive aussi, et c’est devenu emblématique avec les réseaux sociaux, qu’au sein d’un groupe de travailleurs certains deviennent toxiques au sein du groupe du fait d’une dissonance cognitive entre leurs idées de la nature de l’entreprise, et celles du reste du groupe. On doit alors gérer les dissidents, et hélas on ne connaît pour cela que leur élimination, ou autrement leur réclusion. Ils vont en effet réagir à leur mise à l’écart par la rébellion, au lieu que tout le monde organise posément leur mutation dans une autre société plus conforme à leurs dogmes. Apport d'un consultant La philosophie est une discipline vieille de 2500 ans qui a connu diverses époques, avec diverses manières de travailler, et des centres d’intérêts multiples. Il paraît hasardeux de s’engager dans la création d’une philosophie personnelle ou collective sans un bagage culturel solide. En effet, il y a des aspects de vérité (conformité au réel), de logique (pas forcément rationnelle), et de discours qui impliquent un sérieux difficile pour le profane. Celui-ci, confronté à un contradicteur, pourrait être mis rapidement en situation de faiblesse, de non-sens, et se sentir blessé. S'arquebouter sur des croyances infondées peut nuire à son autorité. Il faut être préparé à la dialectique, qui est parfois éristique, une controverse. Car ultimement il faut qu’il y ait une cohérence entre cette philosophie, les valeurs défendues, et les actions effectuées. Une approche empirique avec un consultant expert peut donc permettre une construction solide en confrontant le raisonnement de l’auteur avec les contradictions qu’il soulève. Le monde dans lequel ce collectif veut vivre doit être réaliste et non une chimère. C’est en cela qu’un dialogue avec le consultant, avec rappel éventuel de théories communes, peut permettre un conseil constructif et bienveillant. Conclusion Sauf si on me persuade d'autre chose, une philosophie d'entreprise doit être comme une philosophie individuelle telle que celle de Platon ou Aristote, qui avaient fondé chacun leur "entreprise" (école). Ils ont employé une méthode (dialogue pour l'un, "organon" pour l'autre) qui les a conduit à une "vision du monde" (cf. Timée pour Platon) et une éthique (comportement désiré). Ce qui a établi un socle culturel pour leurs écoles, une croyance commune en un dogme particulier.
Il me semble donc qu’il ne faut pas partir du but et « broder » une histoire qui le justifie, mais du moyen, la méthode et les auteurs, en leur accordant le temps nécessaire car c’est un travail complexe. Une philosophie ne se « pond » pas comme un œuf qui naît d’un oiseau ; entre le génie qui lance l’idée et son apparition viable, il faut un temps de conception embryonnaire. Dernièrement la philosophie s’est beaucoup soucié d’existentialisme de l’être humain, en faisant abstraction que pour qu’il vive, subsiste, il lui faut des moyens économiques, et qu’en étant dénué d’un capital pour financer son train de vie, il lui faut travailler pour la gagner. D’autre part, la portée du travail que peut réaliser un seul travailleur est limitée, ainsi que la complexité de l’œuvre qu’il produit. Par exemple, réaliser une centrale nucléaire produisant de l’électricité n’est pas dans les possibilités d’un seul individu. Pour cela, il faut de nombreux spécialistes dans divers domaines, tant scientifiques que ingénieurs, techniciens, et ouvriers, sans parler des gestionnaires pour l’administrer. On a donc omis d’étudier l’existentialisme de tels groupes humains, leur raison d’être, et leur comportement, leur association. Car comme le montre la communauté sémantique des mots grecs chronos (le temps) et chréma (le business), l'argent est un moyen de conversion du temps que les gens vous ont consacré pour vous fournir un bien ou un service. La difficulté est alors dans l’estimation de la valeur ce temps, de l’apprentissage préalable nécessaire pour y parvenir, et de l’éventuelle facilité innée pour certains travaux plutôt que d’autres. Si nous étions tous omnipotents et omniscients, il n’y aurait plus besoin d’argent, nous produirions tous ce dont nous avons besoin. La question se posera alors d’employer notre temps uniquement s’il est vendu (ou vendable) ou conserver un temps de loisir pour l’étude et le divertissement, en particulier pour apprendre à penser. Car en latin pēnsō est le fait d’acheter après avoir examiné et soupesé (comme un melon au marché) et dispēnsō l’inverse, celui de vendre et gérer sa boutique. C’est là où l’esprit critique est essentiel ! Il ne faut pas acheter tout ce qu’on vous vend.
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Guillaume
International Business Controller. Chercheur en Sciences de Gestion. Ingénieur Systèmes d'Informations. Archives
Mai 2022
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