Cet article est le fruit d'un progressif constat entraîné par la lecture du premier ouvrage que j'ai lu lorsque j'ai commencé mes études universitaires de philosophie : « Vérité et Méthode » de Hans-Georg Gadamer. Un traité réputé sur l'herméneutique, mot grec qui signifie « l'art d’interpréter » dans un but de faciliter la compréhension, tout comme la lecture d'un ouvrage écrit en langue étrangère est plus facile lorsqu'il est traduit en français. Mais dans cette explication le vocabulaire employé par celui qui vous « traduit » le texte, tout comme on traduit un suspect en justice, va se rapporter à un mécanisme que Gadamer assimile à de la gastronomie. Il y a une affaire de goût, et d'esthétisme. Ce pré-lecteur pré-juge de ce que l'auteur voulait dire, sauf si celui-ci est encore vivant et disponible pour être interrogé. Et puis le lecteur juge, aime ou déteste, trie ce qu'il a dans son « assiette », et en propage éventuellement une « rumeur », par exemple sur Wikipedia, ou auprès de confrères tels que des universitaires. Or s'il survient un lecteur « bilingue » capable de lire le texte original et les commentaires finaux et qu'il y trouve un écart significatif d'interprétation, il crie à la trahison, car comme le dit le dicton, Traduttore, traditore. Les délinquants n'aiment pas la justice. Le premier écueil est le vocabulaire. Certains lecteurs usent de certains dictionnaires pour s’assurer qu'ils ne se trompent pas dans le sens des mots, leurs dictionnaires étant plus ou moins précis ; et d'autres lecteurs tiennent à leur vocabulaire qu'ils croient savoir. Par exemple j'utilise le CNRTL qui me semble « scientifique » et me dit que le 'délire' est un langage incohérent occasionné par des perceptions et des interprétations qui seraient fausses. Il y aurait donc, comme le suggère Gadamer, des interprétations qui seraient « vraies ». Mais dans ce cas, en conservant cette image gastronomique, quelle idée doit-t'on se faire d'un restaurant qui aurait reçu sur Internet des centaines d'expressions de la perception de ses clients, allant du merveilleux louange au pire des blâmes ? Devrait-on se demander si certains de ces clients délirent ? Ou n'ont aucun goût, aucun palais ? Quelles seraient les « vraies » et les « fausses » interprétations ? C'est à mon avis dans les réponses du cuisinier, en se demandant s'il est sincère ou malhonnête, qu'on réussit à identifier un délire, lorsque sa réponse se base sur des faits et non des opinions. Les tribunaux distinguent les deux. Ensuite lorsque par exemple en lisant « économique » écrit par Xenophon il y a 2400 ans, on écoute Ischomaque, un riche agriculteur, raconter à Socrate, qui le dit « homme de bien », comment il a « formé » (voire « dressé ») son épouse et ses esclaves pour que sa ferme prospère, plusieurs interprétations sont possibles : certains lecteurs y verront un chef d'entreprise soucieux du management de son affaire, d'autres un horrible phallocrate despotique dont les propos pourraient alimenter des esprits réactionnaires et rétrogrades. Le tribunal doit donc être indulgent en remettant l'histoire dans son contexte. C'est là où il faut disposer d'une capacité de critique objective, la critique étant selon le CNRTL la « Capacité de l'esprit à juger un être, une chose à sa juste valeur, après avoir discerné ses mérites et défauts, ses qualités et imperfections. » Or lorsque Internet permet aujourd'hui de consulter une centaine de critiques sur un restaurant, ou que Wikipedia en affiche une seule qui résulte d'un amalgame de plusieurs avis, ne vaut-il pas mieux continuer de s'acheter un Guide Michelin et une Encyclopédie Universalis ? Car une « capacité à juger » est un synonyme de la compétence, une aptitude qu'un tribunal vérifie avant de se pencher sur une affaire. Sommes-nous tous de façon égale compétents pour évaluer la qualité d'un restaurant, si on se compare par exemple à Philippe Etchebest, ou Henri Gault et Christian Millau ? L'exercice classique du « commentaire de texte » corrigé par un professeur de français vise t'il à évaluer notre compétence à la lecture d'un texte, notre capacité de le juger ? Si c'est le cas aucun des miens ne m'en a expliqué les tenants et les aboutissants, à commencer par la procédure pénale à suivre. Il y a alors des questions urgentes à se poser sur cette « mode émergente » des prétendues vertus de « l'intelligence collective » qu'on vante meilleure que « l'avis d'expert ». Surtout que les experts élus à l'Assemblée Nationale s'irritent des propositions de lois émis par un collectif vêtu de gilets fluorescents, ils se rivalisent. L'avis collectif devient prépondérant sur celui d'un professionnel qui engage sa réputation et ses moyens de revenus, d'autant que celui-ci fait payer son avis quand le collectif est gratuit. Et on a aussi la poussée du « big data » qui agglutine les commentaires pour en tirer une tendance. Mais si les commentaires étaient moins nombreux et de meilleure qualité en terme de compétence, ne seraient-ils pas plus fiables ? Car ce qui émerge est le discrédit des experts, qui se reconvertissent en conférenciers pour adjoindre des passions, du pathétique, à la formulation de leurs jugements. Tandis qu'on voit souvent sur des pages Wikipedia en stade de brouillon une incohérence des propos. On frise le délire. Donc soit on réussit à faire apprendre aux internautes friands de donner leur avis en quoi consiste une expertise, une compétence, une perception, une interprétation, une critique, un commentaire, ce qui fait beaucoup à savoir, soit on continue dans ce laisser-faire où les esprits s'échauffent dès que la moindre chose leur déplait. Surtout que celui qui s'agace le plus c'est l'expert qui voit publier un avis ruinant son expertise tout en obtenant une pléthore de 'Like' de profanes. On se retrouve à Athènes à l'époque de Périclès, ce tyran qui n'édictait que des lois plaisant au peuple, et s'est retrouvé mis à bas pour mauvaise gestion de la cité. Il est devenu périlleux d'exercer un ministère susceptible d'être commenté par la foule. L'époque est au « Social Selling », savoir se « vendre » et aimer du plus grand nombre d'internautes. Ça n'est plus 12 jurés dans une salle borgne, ce sont des milliers qui se disputent l'honneur d'avoir l'avis qui l'emporte, comme une ambition d'un pouvoir moral. Il y a donc effectivement, comme le dit Gadamer, une notion d'esthétique car il y a une beauté dans la vérité. Le mensonge est laid. Mais il faut aussi que cette vérité soit également bonne, et juste, équitable, sans préjudice, éventuellement réparatrice. La vérité relèverait t'elle donc de l'éthique ?
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Guillaume
International Business Controller. Chercheur en Sciences de Gestion. Ingénieur Systèmes d'Informations. Archives
Mai 2022
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