Pour Empédocle, poète-philosophe grec, notre univers serait fondé sur une opposition entre deux forces contraires, l'amitié et la discorde. Il est exact que pour le témoin d'une guerre, un conflit semble une discorde fratricide entre voisins, beaucoup moins une lutte de pouvoirs pour la maîtrise d'une ressource, d'un territoire, d'une population. Comme le dit ensuite Platon, l'ardeur du guerrier se suscite par la colère, la rage d'en découdre, l'envie de tuer ce qui vous dérange, la haine de l'adversaire. Quand à Azincourt les français, beaux joueurs, disent aux anglais de tirer les premiers, ceux-ci n'hésitent pas à leur plaire, et à leur mettre une raclée. Mais le plaisir d'une vie paisible doit-il passer par une déférence à l'égard des gens avec qui on discute, une « considération respectueuse à l'égard d'une personne, et qui porte à se conformer à ses désirs et à sa volonté » ? (définition CNRTL) Car il finit par être lassant que les algorithmes qui gèrent les informations qui vous apparaissent sur les réseaux sociaux soient basés sur une concordance entre les thèmes que vous abordez et les idées émises par les autres. L'objectif qu'ils visent est que vous « aimiez » ce qu'ils vous envoient, afin que vous signaliez votre plaisir à ceux qui sont supposés être vos « amis ». Car comme « qui se ressemble s'assemble » ils devraient à leur tour aimer les mêmes choses que vous. Cela a pour effet d'entrainer dans une obséquiosité, une complaisance excessive. Ceux qui émettent des propos dont la teneur vous met en colère sont des vecteurs de discorde et le logiciel vous sépare prudemment l'un l'autre, rompt votre « amitié ». Sans compter ceux qui s'expriment dans un but stratégique ou mercantile, commencent par s'intéresser à vous, puis se vexent que vous ne soyez pas alors enclin à la complaisance envers eux. Nous devons alors lire Aristote qui nous dit que si le désir d'amitié est excellent, le désir de plaire à tout prix est un vice, tout comme la morosité. Il voyait les qualités humaines comme des justes milieux entre deux excès, le manque et le trop. Ce qui n'a pas été analysé par les philosophes grecs est cet effet de « foule anonyme » car je pense qu'en leur temps les gens devaient mieux se connaître les uns les autres. En 2016 Linkedin disait que 23% de ses abonnés l'utilisaient une fois par mois, pendant une moyenne de 17 minutes, pour 16 millions d'utilisateurs en France. Mon souci en tant que contributeur, textes et bientôt vidéos, est de réussir à être suivi par un public où mon intention de communiquer rencontre les raisons pour lesquelles ce public s'est connecté. Le reste de ce public se sentirait pollué. Mais les Like suffisent-ils à propager la connaissance de mon existence à des inconnus qui me désireraient sans savoir comment me trouver ? Or personne ne semble se rendre compte que nous reproduisons l'allégorie de la caverne de Platon, avec comme particularité que les « prisonniers », contraints de regarder sur un écran les ombres projetées par des marionnettistes derrière eux, se sont déliés de leurs chaînes, et peuvent à présent prendre librement la place d'un marionnettiste, sans être restreint au métier de journaliste. De surcroît, lorsqu'ils commentent ou approuvent (Like) un marionnettiste, ils le deviennent eux-mêmes. Le chaos est apparu dans la caverne, et ce sont les publicistes qui le développent, financent ce nouveau mode d'accès aux information. Les sages philosophes qui étaient sortis de la caverne contempler la réalité à la lumière du soleil semblent d'un mutisme total. Auraient-ils été éradiqués ? Mais c'est vrai qu'on les appelle à présent « scientifiques », et qu'ils ne se mêlent pas de politique ou de moralité. Doit-on regretter les moines ? Car ce qui semble humain dans le sens de sa φύσης (physis), sa nature, par opposition au νομός (nomos), les règles, normes, et lois, c'est de juger ses congénères, ses concitoyens, selon un barème de sérieux et de ridicule. On écoute le sérieux, on lui prête autorité, et on néglige ce qui paraît comique ou trop original. Est-ce là une normalité ? Et puis on se plie à la force des choses comme une fatalité, à un sens de l'histoire qui serait écrite par quelque Dieu ayant un dessein ineffable à notre encontre. Que puis-je faire, moi misérable individu dans une foule de plusieurs milliards, à part exercer un job pour vivre ?
Il y a alors ces déclinaisons modernes des monastères moyenâgeux que sont les « think tanks » plus ou moins religieux où des cooptés discutent de ce qui serait le mieux pour l'humanité, tandis que celle-ci gazouille sur Twitter. Le paternalisme ayant été conspué, on l'exerce dans des alcôves. Heureusement, avec un certain degré de chance, j'ai pu lentement me tisser des liens avec des « ami(e)s » qui désirent comme moi contribuer à définir une société plus agréable, plus humaine, en étudiant des théories solides reconnues et en les discutant ensuite à plusieurs, les comparant avec nos observations de la réalité. La publication instantanée de notre discussion, de nos débats, peut fournir aux lecteurs n'ayant pas étudié de théories l'opportunité de s'y plonger. Et il est également meilleur d'entendre plusieurs avis pour se faire le sien, plutôt que se contenter d'un docte professeur qui se présente plus savant que quiconque, une autorité non réfutable, dictatoriale. Mais il faut alors savoir louer ceux qui vous contredisent, les encourager, pour qu'ils vous donnent leur point de vue, et si possible que ce soit public afin de donner l'opportunité à un tiers de lui aussi fournir un point de vue qui diverge des autres. C'est là je crois où notre société ne nous a pas préparé à prendre plaisir dans la discussion publique. Nous avons été habitués à des enseignements magistraux pendant lesquels nous devions nous taire, ne pas interrompre le cours avec une tergiversation sur le propos de l'enseignant, ne pas le contredire avec une thèse dont il ne parle pas. Car sa vengeance se faisait alors sentir sur la note qu'il attribuait à votre travail, à la qualité de vos études. Nous n'avons pas été préparés à un esprit critique envers une autorité, car lorsque celle-ci accorde cette liberté, elle peut se retrouver tyrannisée par des élèves ambitieux avides de pouvoir. En effet lorsque dans une classe une discussion cherche à s'engager, l'enseignant proteste. Plus tard, devenus adultes, la seule méthode apprise pour se plaindre est donc de protester, massivement dans les rues. Nous n'avons pas été éduqués en vue de la concorde mais de la discorde, avec un « effet de groupe » lorsque le consensuel l'emporte pour son bénéfice grégaire par la facilité plutôt que chercher une solution plus efficace. Et nous avons également été préparés à être subordonnés à une hiérarchie, plutôt qu'entrainés à l'intelligence collective. Mais progressivement ce nouveau moyen d'équilibrer les pouvoirs et l'influence politique prend le pas, nous apprenons à causer ensemble, à nous coordonner sans gouvernance hiérarchique.
2 Commentaires
Patrick
5/6/2019 23:56:04
Souvent un des soucis dans un groupe hétérogène est que nous n'avons pas les mêmes perceptions ni les mêmes capacités. Alors comment savoir quelle sera la meilleure idée ? En escalade par exemple, une petite personne ne passera pas par les mêmes prises qu'une grande. N'est-il pas préférable de donner à chaque idée les moyens d'être essayée, expérimentée en tenant compte bien sûr de l'éventuelle dangerosité ?
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Guillaume
6/6/2019 08:40:27
Merci pour ce commentaire Patrick.
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Guillaume
International Business Controller. Chercheur en Sciences de Gestion. Ingénieur Systèmes d'Informations. Archives
Mai 2022
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