Lorsque ma mère rentrait d'avoir fait ses courses au marché, elle ne revenait pas qu'avec des provisions mais aussi avec des récits de conversations avec les marchands ou des connaissances qu'elle y avait rencontré. Car c'est bien beau dans une société dite « libérale » (malgré que la libéralité n'y règne pas trop) de dire que le marché régule tout, mais on oublie qu'il a une autre fonction séculaire d'échange d'informations, de points de vue. Ainsi un candidat à une élection qui cherche à accroître ses suffrages va aller se montrer sur les marchés, et envoyer ses assistants militants faire du porte-à-porte pour informer les potentiels électeurs de la vocation qu'il s'est donné.
Je ne vois finalement pas trop de différence depuis qu'il y a Internet, que l'on peut faire ses courses en restant chez soi, et compenser la carence de conversations qui en découle en allant lire ce qui se dit sur ce qu'on appelle les « réseaux sociaux ». Privez les gens d'un plaisir et ils se jetteront sur une solution qui y pallie. Comme le disait Aristote, nous sommes des « animaux sociaux » qui avons besoin de mieux qu'une simple pâture pour paître. Amazon ou LeBonCoin permettent de « paître » sans quitter son « écurie », les caisses automatiques octroient une rapidité et une économie de personnel, mais nous avons aussi besoin d'une nourriture de l'esprit, d'émotions, de sympathie, que suscitent les vendeurs, les caissiers. Nous ne sommes pas que des bouches à nourrir, des « consommateurs »... ou des émonctoires qui polluent leur environnement. Pour un motif qui m'échappe encore, il est manifeste qu'un humain qui est privé d'échanges avec ses congénères et se contente de « consommer » de l'information lue ou entendue qui est émise par un groupe de personnes restreint et sélectionné (journaux, TV, radio, enseignants) s'abrutit. De ce qu'il apprend il tire des conclusions, des principes, se fait son opinion. Mais « quelqu'un » (Dieu ?) aurait-il besoin de s'assurer s'il s'empoisonne, devient par exemple méchant, ou s'il « digère » convenablement ce qu'il ingurgite ? Je renvoie ici à l'idée de Gadamer que l'herméneutique est une forme de gastronomie, et à mon constat que les lecteurs d'un livre montrent qu'ils ont « trié » ce qu'ils en retiennent, comme on trie les aliments dans son assiette lorsqu'on ne mange pas certaines choses telles que le gras et les os. Or ce qui apparaît de formidable dans ces conversations de marché, lorsqu'on finit par y être connu et apprécié, est que l'on peut confronter les opinions que l'on s'est fait d'une information avec d'autres gens qui l'ont eu aussi, et noter leur appréciation de vos propos. Y répondent-ils par des « Like » ou par une esquive, car le commerçant ne veut généralement pas se braquer avec ses clients, il n'entre dans un jugement que si son client devient désobligeant, blessant ou désagréable. Et là je vais faire référence à l'article d'Aaron Hurst[1] à propos des maladies psychosomatiques dont souffrent certains pilotes de drones victimes de « blessures morales ». Je pense que la blessure morale, lorsqu'on ne peut y répondre par une contre-attaque, entraîne un Risque PsychoSocial (RPS). Ce qui fait que ces « conversations de marché », agora grecque ou forum romain, auraient pour vertu d'entretenir notre Intelligence Morale. De savoir ce qu'il est admissible de dire et ce qu'il vaut mieux taire. Qu'il y a effectivement un concept de « politiquement correct » à respecter, dans le sens où le politikos est ce qui concerne les citoyens, les cohabitants de la cité, la polis. Il est possible d'avoir des opinions différentes sur la façon de gérer les choses, mais il ne faut pas blesser moralement car c'est comme gifler, outrager, c'est une forme de violence. Hélas il est facile d'être maladroit en formulant un propos qui aurait pu être conçu comme juste (équitable) mais dont le manque de précautions laisse croire en un coup porté à des dogmes prisés de son interlocuteur. Faudrait-il alors acquérir ce réflexe des anglophones de répliquer par un « are you talking to me? » Eux qui sacralisent la liberté d'expression et ont pour les meilleurs une délicatesse dans la façon de la formuler, ce qui nécessite parfois de faire appel à l'herméneutique pour comprendre ce qu'ils sont en train de vous dire. Tandis que par ici nous valoriserions davantage la spontanéité, quitte à se ramasser des horions verbaux, à s'infliger des hématomes psychiques ? N'y aurait-il pas lieu de nous définir une meilleure civilisation plutôt que remplir les cabinets médicaux de consultations psychiatriques ? C'est à se demander s'il pourrait y avoir un lien de causalité entre le développement de la connaissance scientifique et des soins de la psyché, et le développement des média qui ont remplacé les marchés pour s'informer des nouvelles. Est-ce un bien ou un mal que de s'engueuler ? De là peut se déduire une utilité de ce qu'on appelle l'Intelligence Emotionnelle, le fait de raisonner ce que l'on ressent, et présumer de ce que ressentent vos interlocuteurs, vos parties prenantes, votre entourage. Cela semblerait un réflexe nécessitant un entrainement soigneux pour l'acquérir mais il serait imaginable de savoir calculer ses propos pour conserver un contrôle (domination et vérification) sur les émotions des autres, les blesser ou les charmer (ensorcellement), en clair les manipuler. Mais qui peut bien avoir envie d'être manipulé, à part par un ostéopathe ? Glissons-nous vers une civilisation où nous nous manipulerions les uns les autres comme nous faisant des papouilles émotionnelles ? Vous reprendrez bien un peu d'hormones, un peu d'ocytocine ? J'en ai justement un cru millésimé Roméo et Juliette[2]. Il me semble donc que les réseaux sociaux, pour autant qu'on aime s'exprimer par écrit et qu'on ait un peu d'adresse dans ce que l'on y dit, peuvent créer cette régulation politique des marchés anciens. Cependant il paraît nécessaire d'y être éduqué. Car autrement on peut s'y comporter en jocrisse. Or je n'ai pas eu l'impression que les écoles s'en soucient pour nos enfants, mais plutôt qu'elles auraient un dédain de ce mode d'échange, qu'elles y voient bien les RPS mais qu'au lieu de donner une formation aux enfants pour savoir détecter une situation de RPS, elles prient Dieu pour leur salut ! [1] https://www.linkedin.com/pulse/can-google-employees-suffer-moral-injury-aaron-hurst/ [2] Ceux et celles qui ont été voir leur balcon à Vérone auront noté qu'il n'y a pas besoin d'échelle, un escabeau suffit.
0 Commentaires
Laisser un réponse. |
Guillaume
International Business Controller. Chercheur en Sciences de Gestion. Ingénieur Systèmes d'Informations. Archives
Mai 2022
Catégories
Tous
|