Je travaille 7j/7. Lorsque j'étais salarié, contraint à un emploi décidé pour moi que j'avais accepté d'assumer, je prenais soin le soir et dans les périodes de repos, week-ends ou congés, d'oublier les questionnements soulevés par mon travail, pour en déconnecter. Avec le recul je crois que ces travaux ne me plaisaient pas tant que ça, il y avait une part de souffrance, de peine. Mais il fallait bien que je « gagne ma croute », que je paie mon loyer. Tandis que ce que je me suis mis à faire me passionne, c'est à dire qu'il soulève en moi des émotions : pathos en grec, affection en latin, passion en français. Mon activité m'est devenue sensible avec une notion de grand plaisir. De ce fait sous quel argument devrais-je me priver de ce plaisir ? Car dès que je ressens une fatigue, je m'allonge. Les passions sont-elles répréhensibles si elles ne nuisent à personne ? Or ce qui m'a amené à cette situation, que j'ai également connue (mais rarement) dans quelques-uns de mes emplois, a été de devenir professionnel. J'ai acquis, avec une certaine facilité, une expertise peu commune dans le contexte économique, la philosophie, à un degré encore modeste comparé aux universitaires, mais significatif dans le milieu de l'entreprise. Et de ce fait j'ai pu me mettre à la professer. Ce qui est extrêmement flatteur pour l'ego. La reconnaissance de la qualité de mon travail est induite par les commentaires appréciatifs, et les dialogues enjoués qu'ils suscitent. Je n'ai plus besoin d'un « manager » qui me « paterne » ou me « materne », je suis devenu autonome, souverain de moi-même. Mais on ne devient pas professionnel simplement en exécutant des tâches qu'on vous commande. Il faut acquérir une expertise suffisante pour être capable de l'enseigner, devenir professeur. Ce qui nécessite un savoir (science), un savoir-faire (art, technique, méthode), et surtout une envie de le faire. Mais ensuite il faut parvenir à être admis par les autres professionnels dans leur « giron » car autrement vous pouvez leur faire du tort en professant maladroitement. Leur clientèle et la votre sont les mêmes et vous pouvez nuire à la réputation de toute la confrérie. Or je pense que le professionnel doit suivre la démarche des philosophes grecs antiques : étudier les phénomènes qu'il constate, les comprendre en établissant les lois qu'ils semblent suivre, en s'appuyant sur ce que la science a établi, et en appliquant un raisonnement visant le bonheur de la communauté, de lui-même et de ses clients. Ce qui fait qu'à l'aune de ce raisonnement, le nombre de professionnels se réduit considérablement. La « profession » devient pour la plupart des gens ce que les anglophones appellent « l'occupation », d'où découle le mot « business » qui est le fait de s’occuper dans un métier. En clair on n'est véritablement professionnel que si on est en mesure de former des apprentis, en vue qu'eux-mêmes deviennent professionnels à leur tour. Exercer une profession requiert donc de disposer d'un temps que les grecs et les romains qualifiaient de « loisir », appelé scholé (école) en grec et otium en latin, d'où le negotium (négoce, négation de l'otium) lorsqu'on effectue un travail rémunéré. Pour cela il faut que la rémunération de son travail soit suffisante pour permettre un temps de profession. Ce qui se répercute sur les prix de vente, ou sur les congés. Malheureusement force m'a été donné de constater dans les entreprises où j'ai travaillé qu'y disposer d'un temps de loisir pour s'instruire ou instruire des débutants était quasiment impossible. Chaque minute passée doit être consacrée au negotium. La formation de soi ou d'autrui passe par des procédures d'agrément de la hiérarchie. Il n'y a donc aucune liberté, car le loisir est aussi un temps libre pour faire ce qu'on veut. On n'y permet pas de devenir professionnel, tout en demandant de l'être. Ce rôle extrêmement politique que doit avoir une entreprise, concourir au développement professionnel des travailleurs, est nié sous le prétexte de la concurrence. Car si sa voisine n'est pas professionnelle tandis que vous l'êtes, ses prix seront inférieurs, et sa production plus grande. On pourrait alors se dire que sur le long terme l'entreprise qui professionnalise ses salariés va l'emporter sur l'autre dont la technicité ne sera pas entretenue, mais c'est oublier que celle-ci va alors débaucher des experts ailleurs en leur offrant une rémunération supérieure, financée par l'absence de coût de loisir studieux (scholé) chez elle. Mais on peut considérer le constat de la quantité d'apprentis employés par les entreprises allemandes et les entreprises françaises, inversement proportionnel au taux de chômage des jeunes, et se demander si cette plus forte professionnalisation des allemands ne se répercute pas sur leurs performances industrielles. Car les petits ruisseaux forment les grandes rivières, mais si les ruisseaux sont à sec, la rivière se tarit. Et quant aux apprentis et « alternants » ou « stagiaires » que j'ai vu employer en France, si les artisans prennent du temps pour leur apprendre leur métier, donc sont de vrais « professionnels », dans les grandes entreprises ils sont plutôt employés à des tâches simples de production, ou de recherche, avec une absence notoire de professeur pour leur enseigner le métier. Ce sont nos « boys » modernes de l'époque coloniale. Comment notre industrie peut-elle ne pas se scléroser à petit feu à force de perdre tout professionnalisme en sous-traitant à des « formateurs » cette éducation alors qu'ils sont externes à l'entreprise ? Car une formation, lorsqu'elle est externe, oblige à une capacité de transposition d'un savoir acquis à un contexte réel et pratique, ce qui n'a rien d'inné. On apprend en fait bien mieux « sur le tas » même si c'est moins « pédagogique », pourvu qu'on dispose d'une liberté d'erreurs, d'apprendre à forger en forgeant, lorsqu'on n'a pas de « maître » pour vous expliquer. Donc à certains philosophes du XXème siècle, à une période de questionnements « existentialistes » qui proclamaient que le travail permet une réalisation de soi, j'ai envie de répondre que notre réalisation se fait réellement dans la « reproduction », d'enfanter des disciples de soi-même. Et qu'à ce titre se professionnaliser, se mettre à professer son expertise, donne un sens à sa vie de labeur qui est de l'ordre de la Genèse. Nous procréons un univers de futurs ! Ce qui évite notre extinction.
0 Commentaires
Laisser un réponse. |
Guillaume
International Business Controller. Chercheur en Sciences de Gestion. Ingénieur Systèmes d'Informations. Archives
Mai 2022
Catégories
Tous
|