A force d'étudier les vertus aristotéliciennes, je me suis retrouvé un jour à lire des propos parlant de la notion de valeur morale (axiologie [1]) et me demander comment l'articuler avec la pensée d'Aristote, qui en parle sans la nommer. Et puis dans mes travaux de recherche sur le phénomène d'appariement employeur-employé (« recrutement ») qui m'ont pris 12 mois, j'ai noté deux choses : d'une part les valeurs d'une entreprise doivent être appréciées par ses contributeurs (parties prenantes, dont les employés) et d'autre part lorsque vous lancez une entreprise, vous induisez des valeurs qui portent votre élan, et qui vont avoir un effet magnétique sur les personnes, entre celles que vous attirez et celles que vous repoussez. Je crois qu'en faisant cela vous changez un peu d'identité car vous adhérez à une autre culture.
Ainsi il y a 12 mois, sans les avoir choisi ou élus, j'étais plutôt en rapport avec des gens qui avaient une tendance à se plaindre des vices du monde, en particulier local, ou se plaindre d'autres gens, mais qui s'y adaptaient en développant des stratégies de contournement. C'est le principe du remède à la souffrance qui est un palliatif mais ne vous guérit pas. Alors que depuis que j'ai lancé Koru Conseil, officiellement immatriculé, pour dire « voilà, c'est ça que je vais faire à présent », mon entourage s'est métamorphosé en me connectant à plein de gens qui veulent rendre le monde meilleur, qui au lieu de surmonter les obstacles s'emploient à les vaincre, courageusement, en les surmontant. Et au lieu de se plaindre, ils stimulent une solution pour essayer de se guérir, ce qui entraîne la joie et l'espoir de ceux qu'ils rallient, surtout qu'ils ne leur demandent pas un salaire mais plutôt une participation, des formes de dons monétaires modiques. Néanmoins s'ils ont une communauté de vertus, ce qui selon Aristote est le moteur des amitiés les plus fortes, ils ne sont pas portés par les mêmes valeurs morales et cela semble les opposer. C'est à dire que pour vaincre l'obstacle ils n'ont pas choisi la même voie, le même mode de progression. En restant aristotélicien, et en faisant du retro-engineering, leurs motricités diffèrent, ce qui impliquent qu'ils n'aient pas les mêmes appétits, donc la même sensibilité. C'est là où la valeur entre en jeu car à quelques nuances près notre sensibilité au monde actuel est la même pour tous. Face à la sensation d'un ventre creux, l'envie de manger ne va pas nous conduire aux mêmes ressources : certains ouvrent le frigo, d'autres un placard, et quelques uns vont dans leur potager chercher des légumes frais ou un œuf qui vient d'être pondu. Ces valeurs, qui sont des formes de dogmes, orientent notre direction, et notre énergie. Malheureusement un problème se pose lorsque les paramètres de l'environnement changent. Des ressources peuvent varier en abondance, et des concurrents apparaître. Deux stratégies, telles que le décrit Carol Dweck dans Mindset, peuvent alors être appliquées pour apprendre à s'adapter à ces changements. Elle oppose les « fixed mindset » qui trouvent avoir assez progressé comme ça pour vivre leur vie, avec les « growth mindset » qui 100 fois sur le métier remettent leur ouvrage, celui de leur étant. J'ai une plus grande neutralité axiologique qu'elle en considérant qu'il faut laisser une place à chacune des deux catégories. C'est le principe en politique des conservateurs et des progressistes, d'une majorité et d'une opposition, cela évite les errances irréfléchies, pourvu que leurs débats se déroulent aimablement. C'est aussi l'idée de la différence entre histoire statique et histoire cumulative de Claude Levi-Strauss. C'est bien d'avancer mais il ne faut pas non plus foncer trop vite, et certains sont heureux de leur sort, ne veulent pas en changer. Or je trouve chez Aristote une ambivalence entre son désir d'améliorer le bien et l'utile, faire progresser la science et la sagesse (growth mindset), et celui d'un conservatisme aristocratique lié aux familles dans lesquelles on nait, que les οίκος (équivalent de nos PME familiales modernes) ne soient pas cupides et mues par l'appât du gain. Aurait-il pu apprécier le modèle de l'Union Soviétique ? Hélas il faut bien admettre que nous sommes dans une époque où le progrès du bien et de l'utile est dynamisé par l'appât du gain de quelques « leaders » qui cherchent à entraîner derrière eux des forces pour y parvenir. C'est ironique qu'ils tentent d'être prophétique en forçant à la croissance des gens qui sont en fait très contents d'un statisme reposant, mais je soupçonne qu'ils les déprécient par un certain mépris, ce qui leur provoque une souffrance due à la colère alors retenue. De là Aristote fait l'impasse sur ce qu'on appelle en économie la disruption, le bouleversement d'une situation par l'apparition d'un phénomène nouveau. Tout est chamboulé, il faut revoir les équations d'équilibre, le monde dérape. Les valeurs qui nous mobilisaient sont remises en question par une opportunité de satisfaire des désirs qui étaient jusqu'alors frustrés, résignés, tandis que la concurrence de ce phénomène avec les anciennes solutions peut les faire dépérir, ce qui induit des frustrations à ceux qui les aimaient. C'est le principe d'introduire une nouvelle espèce dans un écosystème stable, endémique, l'idée de la création destructrice. Cela peut provoquer des catastrophes écologiques, ou un nouvel équilibre. Il y a eu en France depuis 200 ans de nombreuses disruptions économiques et politiques. La devise qui porte ses valeurs, liberté, égalité, fraternité, a parfois changé et il serait intéressant de savoir quelle proportion de nostalgiques y croient encore, les appliquent pour rationaliser leurs désirs, arbitrer leur comportement, et combien croient en secret à d'autres valeurs qui guident leurs actes. Ensuite nous pourrions tenter de les mesurer qualitativement selon leurs vertus, ce qu'Aristote appelle le mode d'être, et dont la valeur définissante est le juste milieu, l'équilibre et la justice. En sachant que certains détestent l'ennui de l'équilibre et se ravissent des disruptions, surtout lorsqu'elles leur apportent un avantage concurrentiel. Les chats ont adoré s'installer dans des îles peuplées d'oiseaux. Si les valeurs sont notre direction, et les vertus notre mode d'être en terme de sensibilité, appétit, et motricité, il semble logique d'adapter nos valeurs aux changements d'environnement pour s'y diriger convenablement, mais jusqu'à quel point ? Peut-on totalement renier son identité, pour autant que nos valeurs nous définissent ? En créant une entreprise, en entreprenant, vous matérialisez vos valeurs et vos vertus dans un projet qui vous porte et que vous portez, vous vous affirmez en proclamant votre individualité qui se met au service de la société plutôt que d'un employeur. Serait-ce alors, comme le dit Aristote, un passage à un état naturel, source de plaisir ? [1] https://research-methodology.net/research-philosophy/axiology-2/
2 Commentaires
Guillaume
2/1/2020 19:43:18
Thanks a lot for your appreciation!
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Guillaume
International Business Controller. Chercheur en Sciences de Gestion. Ingénieur Systèmes d'Informations. Archives
Mai 2022
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